vendredi 12 novembre 2010

LA PROCRASTINATION (conférence pour le film Tomorrow de Martine Doyen)

La procrastination je n’y connais rien, je sais juste que c’est remettre à plus tard des choses qu’il faudrait qu’on fasse tout de suite. Mais déjà ça je crois que ça suffit pour réfléchir à certaines choses :
1/ Il s’agit d’un phénomène ou problème de luxe, peut-être : peut-être que ce à quoi la procrastination touche, ça ne peut être que ce qui se place au-delà du stade de la survie. peut-être qu’on ne procrastine pas avec du vital : sinon ce serait du suicide ou du meurtre, ce qui est tout de même autre chose ; non, la procrastination c’est moins sérieux, c’est plus léger. En termes géopolitiques on pourrait dire que la procrastination est un phénomène qui ne peut avoir lieu que sur les parties de la planète où il est économiquement possible de procrastiner.
2/ ce qui par ailleurs me paraît intéressant, c’est que la procrastination entretient un lien étroit avec le « falloir » : remettre à plus ce qu’il « faut que je fasse » maintenant : du coup la procrastination serait une sorte de rire suicidaire, un rire suicidaire pas du tout drôle qui met la vie de celui qui procrastine en décalage par rapport à ses obligations non strictement vitales. Sans rien connaître à la psychologie de la procrastination on pourrait se dire je crois que la procrastination pourrait mener jusqu’à une sorte de suicide social. En effet si on pousse la logique de la procrastination jusqu’au bout, hé bien on peut y englober toutes les actions qui ne font pas partie de la vie en tant qu’organique ou biologique. Toutes ces actions sont évidemment tjrs déjà imprégnées de culture humaine, ce qui fait donc de la procrastination une sorte de rire souverain par lequel le procrastinateur se mettrait radicalement/souverainement en décalage par rapport à la société.
3/ 3ième chose qui me paraît intéressante, c’est que cette rupture à la fois radicale, souveraine par rapport au social se joue dans une sorte de rire tragique et suicidaire, et donc pas du tout drôle. La secousse par laquelle le procrastinateur se détache de tout le tissu des obligations sociales tient inévitablement du rire en tant que le détachement, sous quelque forme que ce soit, forme une des conditions du rire, ensemble avec un engagement du corps précisément dans la gratuité de l’excès par rapport à l’obligatoire. Le procrastinateur rit (rit mais sans rire) par le fait qu’il fait glisser son corps et son existence en dehors de l’obligatoire. Ce rire calme, tranquille, déprimé, pas du tout drôle m’intéresse en ce qu’il peut emmener la vie dans une passivité telle qu’elle en viendrait à toucher la mort. Toucher la mort c’est-à-dire la toucher mais pas complètement évidemment, sinon on n’est plus dans la proc mais dans le suicide, ce qui n’est pas le sujet. La procrastination touche à la mort mais sans y toucher, elle touche à la mort mais avec tact, en somme.
4/ Quatrième point qui m’intéresse dans la procrastination : c’est le rapport au temps que cela implique. Le fait de toujours remettre à plus tard des obligations implique bien sûr une distension du temps, un étirement progressif de celui-ci jusqu’à le faire basculer complètement du temps social au temps biologique. La procrastination devient donc une sorte de méditation négative (peut-être comme on parle de théologie négative), c’est-à-dire atteindre ce qu’on voudrait atteindre en faisant le contraire de ce qu’il faut faire pour y atteindre. Sauf qu’ici le procrastinateur n’est même pas conscient de ce qu’il veut atteindre ; or qu’atteint-il, qu’il le veuille ou non ? Ce qu’il atteint, c’est une dilatation telle du temps (à force de ne rien faire) que celui-ci se met à se confondre avec l’espace. Quel espace ? Hé bien l’espace, tant interne qu’externe, de son corps mais également du lieu dans lequel ce corps vit ou survit ou est posé. Cet espace-là sera alors à l’extrême un espace en déconnexion totale avec ce qu’est un espace socialement construit, mais sera au contraire un espace complètement ergonomique à la procrastination : un espace désastreux, « désastreux » donc qui tient du désastre, donc hors du système des astres, hors du système cosmique, logique, signifiant, un espace pour la chute hors de tout ça, un espace pour le déchet du sens et du cosmos qu’est le procrastinateur. Le procrastinateur, à la limite, c’est la poubelle du cosmos, en quelque sorte, pourrait-on dire. Le procrastinateur, c’est celui qui, depuis la poubelle de son corps, depuis son corps-poubelle, contemple, envie et fantasme la perfection mentale du cosmos : remettre les obligations à plus tard dans le temps revient, par cet étirement du temps à même son propre corps, à faire se toucher deux extrêmes : le désastre de la déchéance ordurière et la perfection cosmique, la chute hors du sens et du monde et la structure parfaitement rythmée des lois naturelles qui font du réel quelque chose qui tient debout. La procrastination, du coup, ce serait une sorte d’art du toucher : l’art de faire se toucher le chaos ordurier et informe et la plénitude accomplie de l’existence du réel. Le procrastinateur est un artiste-performeur de la passivité maximale, révolutionnaire et tragique qui mène à un en-deçà de la nuit du chaos, à une sorte de créativité à la fois complètement originaire puisque purifiée de toute imposition parasite de sens et à la fois complètement ordurière, puisque ne pouvant se réaliser qu’à partir de morceaux de chaos.

SAC PLASTIQUE 100% ROUSSEAUISTE

Là ça y est, je suis parti là, je suis en route avec toute mon équipe de collaborateurs triés sur le volet, on est tous en route pour le tournage expérimental de notre prochain film qui traite du rapport de l’homme à la nature. C’est un film pour lequel – attention – j’ai obtenu de tous gros budgets, ce qui est assez rigolo vu l’idée de départ, mais bon voilà, ça y est, on est partis. On est partis là, on est en route, tous ensemble et je dois dire que dans l’équipe ça spécule déjà bien sur le grand enjeu général mégalomaniaque de notre film. Grand enjeu général mégalomaniaque qui est, tout bonnement, tout naturellement, l’enjeu en même temps le plus mégalomaniaque et le plus nécessaire qu’on puisse imaginer à notre stade d’avancement de l’humanité : sauver la planète en faisant de l’art contemporain tout public. Voilà, tout simplement et pour faire court, l’enjeu de mon nouveau film, l’enjeu de mon nouveau film-expédition qu’en ce moment même je suis occupé à réaliser avec toute cette équipe de collaborateurs triés sur le volet qui m’accompagne.

On est là et on rame en fait, c’est ça la première scène du film : on voit des gens ramer, tout simplement, tout bonnement, dans des bateaux gonflables, sur l’océan.

Evidemment dans le film c’est hyper mégalo puisque la scène est filmée de façon je dois dire hyper expérimentale, hyper expérimentale puisque le but est de faire participer la multiplicité toujours croissante de déchets et de traces que l’humanité laisse derrière elle, au tournage du film.

C’est une sorte de fétichisme mégalo, ce autour de quoi tourne notre film. On s’est dit comme ça : soyons mégalo, sauvons l’humanité, sauvons l’humanité de ses déchets, sauvons l’humanité de ses déchets par ses déchets. Comme chacun sait, la chance est dans le danger, se dit-on comme ça, ici, occupés à spéculer en ramant à bord de nos bateaux gonflables.

On se dit : notre projet de sauvetage doit relever de l’acte, du passage à l’acte, on est dans la logique de l’action nous, ici, avec nos budgets colossaux, occupés à ramer en plein dans l’océan Pacifique. On est dans l’acte d’ériger le déchet en héros du sauvetage de la planète. On est des artistes bios écolos mégalos hyper exigeants mais un poil niaiseux, et on croit en notre projet. Point barre.

Tout ceci est hyper mégalo évidemment puisqu’il faut savoir que nous travaillons en connexion directe avec le cosmos, on est en connexion permanente avec un satellite en fait, qui a fait déjà pas mal de boulot à notre place je dois dire, pas mal de boulot préparatoire au film, puisque ce satellite est en connexion permanente avec une puce introduite dans un déchet quelconque, choisi au hasard, déchet choisi au hasard qui a été érigé pour nos raisons artistiques en héros de l’histoire.

Et là, dans le film, dans le film après avoir vu comme ça une bande de gens ramener avec le soleil en plein cagnard dans l’océan Pacifique, hé bien soudain : paf ! – changement de scène.

On se retrouve sur le parking d’un Super U, à Béthune. Scène très belle puisqu’il y a clair de lune, clair de lune et sac plastique. Tout de suite dans le film on se rend compte que c’est ce déchet-là, ce sac plastique, qui va devenir le personnage principal de l’action du film. Tout simplement, ce qui évidemment donne au film une touche expérimentale. On voit comme ça ce sac bouger, danser élégamment dans le vent, c’est très poétique. En même temps c’est pas mal glauque aussi, puisqu’il s’agit d’un parking de super U, la nuit. C’est glauque, il ne se passe rien d’autre que ce sac plastique qui se gonfle poétiquement dans le vent. Béthune. La seule chose qu’on comprend, c’est que durant sans doute une bonne partie du film, hé bien on va se taper ce sac plastique comme héros principal de l’histoire. Brrr. Chiant.

Chiant mais en même temps c’est ce sac, on l’aura compris, qui nous conduit, moi et mon équipe, en bateau gonflable au milieu de l’océan Pacifique. Ce qu’on fait là, occupés à ramer, c’est retrouver la trace de ce sac, relié par satellite à nos machines GPS. On rame pour retrouver le héros de notre histoire, occupé à flotter, lentement mais sûrement, en direction du grand rassemblement de sacs plastiques découvert récemment au carrefour des courants de l’océan Pacifique, grand rassemblement de sacs plastiques dont la surface est aussi grande que celle du Texas. Check google, c’est vrai.

Mégalo n’est-ce pas, que de se mettre en route vers la Mecque des sacs plastique avec une armada de bateaux gonflables, à la recherche du sac plastique héros de l’histoire ?

D’autant plus mégalo qu’évidemment pour obtenir ces budgets colossaux pour notre film il fallait bien qu’il se passe des trucs un peu juteux, dedans. C’est là qu’on a décidé de se la jouer tout public. On s’est dit : pour être tout public, interrogeons le public. « Si je vous dis sac plastique, vous pensez à quoi ? » - « à une tête géante d’un enfant sortant du sol », nous répond une femme très belle, le lendemain matin, sur le parking du Super U, devant le mur du dit Super U enduit de crépi sous une grèle suintante. Et elle nous explique tout un truc pas possible, d’une violence gratuite et absurde, mais exigée par quelqu’un de vraiment tout public.

C’est triste à dire mais voilà : on a tourné la scène de torture en question exigée par cette femme très belle sur le parking, un poil sadique sur les bords. On a fait une scène assez réaliste dans laquelle on voit ce parking de supermarché, en travaux, avec des bétonneuses etc, la nuit, au clair de lune. Une bande de salauds passe, ricane à la vue de la scène. On se demande pourquoi. Brrr. Ils longent les maisons autour du parking avec leurs tablettes de fenêtre bien décorées, genre statuette de berger et bergère à moitié nus par exemple, en porcelaine par exemple, ce qui a le don de faire ricaner la bande de salauds encore plus. Là, la femme légèrement sadique sur les bords interrogée sur le parking du Super U, et grâce à laquelle on est occupés à construire un film vraiment tout public, hé bien a exigé qu’on fasse gueuler à cette bande de crapules, comme ça dans la nuit : “faut donner de l’air à ces habitants !” et : “Ho, faut que ça respire, là-dedans!” Sur quoi ils défoncent une de ces fenêtres, genre celle avec lesdits berger et bergère – sans doute parce que c’est celle qui leur semble la plus sexuelle, qui sait? – pénètrent dans la maison (on sent la tension monter dans le public, n’est-ce pas?) puis ouvrent toutes les portes de toutes les chambres, pour aérer. Bang, comme par hasard ils découvrent un enfant occupé à dormir, le kidnappent sans autre forme de procès et se retrouvent vite fait bien fait, toujours occupés à ricaner, sur le parking du Super U de Béthune, toujours en pleine nuit. Le parking est toujours en travaux, et toujours selon les indications de cette belle femme à hauts talons un poil perverse interrogée sur ce même parking, hé bien ils ont l’idée atroce de couler une chape de béton et de plonger l’enfant dedans… Evidemment comme la scène est filmée depuis le point de vue du sac plastique ça fait une tête géante, exactement comme la femme perverse en question le souhaitait. Dans l’histoire l’enfant se met à gueuler évidemment, on ne voit que sa tête qui dépasse du béton, l’enfant gueule, les voyous se marrent puis détallent comme des lapins car ils entendent du bruit.

Il y a du bruit, c’est le bruit du vent en fait, l’enfant gueule, le vent arrive et pousse le sac plastique dans la bouche ouverte de la jeune victime. C’est très poétique même si extrêmement pathétique également, car ces mouvements dudit sac plastique sont vraiment grâcieux, et pour les besoins dudit film tout public, nous avons choisi un enfant très très beau évidemment.

La suite du film se passe le lendemain matin quand toute une équipe de pompiers s’échine à extraire le corps de l’enfant de la plaque sèche de béton. Là encore, ultra-poétique comme scène, puisqu’on voit hyper dans le détail et très lentement le corps de l’enfant apparaître d’entre le béton, c’est vraiment comme l’épanouissement d’une fleur image par image dans un film. Très chic tout ça.

La victime avait avalé le sac plastique évidemment, via la puce-caméra introduite dans les mollécules du sac on peut suivre attentivement la digestion impossible dudit sac, ce qui donne des scènes assez expérimentales je dois dire, dans le film, puisqu’on voit l’enfant mais de l’intérieur. Brrr…

Mais enfin toujours est-il que le temps passe, l’enfant termine sa digestion impossible et dans d’atroces souffrances finit par accoucher du sac plastique. Evidemment ceci est un moment charnière de l’histoire du sac plastique, on s’en doute, puisque la victime ne veut plus en entendre parler et s’en débarrasse.

Toilette, égouts, rivière, mer du Nord, océan, le tout est filmé depuis le point de vue du sac plastique, qui vit plein d’aventures pas mal intéressantes. Et nous, comme des cons, avec nos gros budgets en poche, on rame dans le Pacifique à la recherche du héros de l’histoire, bientôt arrivé à la Mecque des sacs plastique.

Il est temps d’introduire les gens de l’équipe, maintenant, maintenant qu’on arrive à la Mecque du plastique. J’ai choisi pour le tournage de ce film des coéquipiers vraiment triés sur le volet, des gens qui pour des questions poétiques, philosophiques et politiques évidentes ne sont en fait pas des humains, pas des humains mais des singes. Gros plan sur eux, on voit ce groupe de singes dans un moment de repos (après le repas), filmé comme dans un film animalier. Ils rament doucement, lentement, c’est l’été, il fait beau, on est en mer. Tout va bien pour nous. On approche, ils sont sympa, contents, bientôt la Mecque. Ils digèrent lentement les graines de plantes et d’arbres que je leur donne à manger depuis des jours.

L’idée de ce film expérimental mégalo est toute simple, toute logique, toute politique, philosophique et poétique : on va construire une installation rousseauiste géante de retour à la nature. Haha ! Pas mal, n’est-ce pas, pour séduire le grand public? Une personne interrogée sur le parking du Super U disait : “la campagne en général, sauver la campagne, la nature, les forêts, planter des forêts, semer des graines, c’est ça être tout public aujourd’hui”.

Hé bien nous ici on croit en ça : on se dit : ok, soyons rousseauiste, la nature, il n’y a que ça de vrai. Approprions-nous cette immense flaque de sacs plastique faite de déchets flottant sur l’océan, approprions-nous ça et expérimentons un come back total à la nature là-dessus. Rien de plus tout public, tout le monde va chialer en voyant ça, cette compagnie immense de singes être larguée sur ce pays-sac plastique.

Et voilà, fin du film puisque lentement le public se rend compte que question bateaux gonflables flottant sur l’océan, il y en a en fait à perte de vue, c’est un peuple entier de singes et de bateaux gonflables que j’envoie au casse-pipe, avec dans chaque bateau des sacs de terre, de terreau et de sable en toutes grosses quantités. Hop on arrive à la terre promise du plastique, les singes, bien dressés grâce aux budgets collossaux dégagés pour l’occasion lancent la terre sur les sacs pour rendre le tout comparable à un pays et hop se mettent à vivoter là-dessus, défèquent les graines de plantes et d’arbres que je leur avais donné à manger, meurent, se nourrissent de cadavres, de terre et de plastique, les arbustres poussent doucement, et dans dix ans plus ou moins on aura un film pas mal, un film inhérent à la construction d’un pays-forêt entièrement flottant à base de sacs plastique, filmé 100% depuis le point de vue de nos amis les sacs plastique.