jeudi 7 octobre 2010

A PROPOS DE MON PROCHAIN LIVRE

A PROPOS DE MON PROCHAIN LIVRE

En ce moment je réfléchis à un livre sur le dispositif d'écriture chez Derrida. Mon projet ne se donne pas tant pour objectif d’analyser le contenu de l’œuvre de Derrida ni de voir comment la déconstruction de la métaphysique y est à l’œuvre (ce qui a été l’objet d’une multitude d’ouvrages) que d’appréhender son écriture en tant que telle. Il s’agirait d’une approche à la fois rhétorique, philosophique et esthétique de celle-ci, pour arriver à en dégager la poéticité. Il me semble que cette approche certes plurielle de Derrida trouve cependant son unité dans l’exigence de voir en Derrida un « poète » au sens large ou étymologique, au sens (e.a., il faudrait approfondir) de quelqu’un qui réinvente la langue (avec tout ce que ceci implique) en même temps que le rapport à l’autre qui s’y joue et le sens qu’il fait émerger de celle-ci.
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La problématique du toucher servirait de structure conceptuelle permettant d’articuler ces différentes approches : « toucher » en effet relève à la fois de la rhétorique (où il s’agit d’analyser comment « toucher » quelqu’un), de la philosophie en général et de l’esthétique.
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La problématique du toucher permettrait ainsi de réfléchir notamment à la « présence » ambiguë de l’écriture de Derrida : jamais pleine, jamais « là en tant que telle » à exposer le contenu de sa pensée, mais s’adressant toujours à l’autre et à de l’autre (texte), le tout en ne s’exprimant que rarement en son propre nom. C’est peut-être cette adresse, cette façon de se placer constamment en marge, en retrait d’autre chose qui fait de l’écriture de Derrida quelque chose de quasiment insaisissable. Peut-être est-ce le fait qu’il se contente de toucher à autre chose (plutôt que d’exposer une théorie) qui fait que Derrida serait intouchable, toujours fuyant : il n’affirme presque jamais rien et n’offrirait donc aucune prise, en tout cas au niveau conceptuel et philosophique.
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Il reste cependant que l’on peut se demander comment fonctionne cette façon qu’il a de toucher l’autre au cœur, comment fonctionne « l’ironie derridienne ». Ce questionnement, qui relève de la rhétorique, devrait permettre de dégager clairement le dispositif ou la scène de l’écriture de Derrida : comment ses textes s’adressent-ils au lecteur, comment se rapportent-ils aux autres textes, quels effets veut-il obtenir, comment y arrive-t-il etc. L’approfondissement de ces questions (et sans doute d’autres) permettront j’espère de mieux comprendre comment Derrida joue avec le dispositif de l’écriture, le met en jeu et le déjoue.
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Grâce à cette analyse rhétorique, il devrait être possible de mieux cerner entre autres une certaine forme de « rire » de l’écriture de Derrida. (« (…) un certain éclat de rire traverse presque tous mes textes » dit-il lors d’une interview). ((Ce rire nous rapproche sans doute du nœud du problème : s’il s’agit d’écrire pour toucher, si, donc, ce que l’écriture de Derrida révèle c’est qu’écrire c’est toucher, ce qu’elle révèle également c’est qu’il s’agit souvent de « rire le toucher ». Rire le toucher c’est-à-dire s’adresser à l’autre mais dans le rire – rire qui est souvent, en dernière analyse, le rire du vivant face à la mort, rire de la mort.))....
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La question : « comment touche-t-il ? », qui relève de la rhétorique, permettrait ainsi de passer à la question « pourquoi touche-t-il ? » qui relèverait plutôt de la philosophie (éthique et politique). Cette question du pourquoi pourrait donc s’articuler autour de la question du rire, toujours en rapport étroit avec la question du toucher. Question du rire qui sera creusée notamment par le biais de la question de l’amitié telle que déployée dans « Politiques de l’amitié »....
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Au final il s’agirait de voir, comme dit, comment l’inventivité à l’œuvre dans l’écriture de Derrida relèverait d’une approche « poétique » / esthétique du langage.....


Il s’agirait à la fois de dégager et de travailler autour des différentes problématiques concernant le toucher repérées par Derrida dans l’histoire de la philosophie (à travers l’œuvre de Nancy) concernant le toucher et d’analyser, du point de vue de la linguistique pragmatique, les techniques et stratégies d’écriture de Derrida à l’œuvre dans ce livre. Les diverses acceptations de ce que « toucher » peut vouloir dire, à les observer être déconstruites par l’écriture de Derrida, pourraient, couplées aux outils de la linguistique pragmatique, fournir des outils pertinents pour comprendre le fonctionnement et les enjeux du style de Derrida.
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Le livre « Le toucher, J-L Nancy » serait donc analysé et exploité à la fois dans son contenu et dans sa « forme », c’est-à-dire son articulation à ce qui lui est extérieur (corpus de textes philosophiques analysés, figures du toucher dans la langue française, J-L Nancy en tant qu’ami de Derrida (avec tout ce que l’amitié suppose (cfr Politiques de l’amitié))) ; il s’agirait donc d’analyser à la fois le « message » de ce texte, les propositions sensées qu’il développe et le dispositif d’écriture, la scène de l’écriture mis en place par Derrida pour y arriver.
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Cette analyse pragmatique du style de Derrida pourrait mener à penser l’écriture comme acte qui aurait à s’assumer en tant que tel : écrire, comme tout acte, « touche à quelque chose » ou « touche quelqu’un » et n’a lieu que depuis un corps singulier qui s’adresse, par la médiateté de l’écriture, de l’édition, de la lecture etc, à d’autres corps singuliers. Ce qu’il faudrait questionner, donc, c’est comment ce souci de l’ « événement du toucher » de cette écriture (événement en tant que ce qui arrive au-delà du prévu, du prévisible, des possibilités, l’événement en tant qu’ « im-possible » et donc en tant qu’ébranlement, en tant qu’acte de « toucher au cœur ») vient marquer de son exigence le style d’écriture de Derrida.
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Comment cette écriture touche-t-elle au cœur ce à quoi / à qui elle touche et pourquoi? Cette double question permet sans doute de condenser bon nombre de problématiques, tant pour ce qui concerne la pratique « agaçante » de l’écriture chez Derrida que pour ce qui concerne les multiples questions liées à la question du toucher. En effet les questions « comment toucher ? » et « pourquoi toucher ? », posées par Derrida à même l’acte ou le style de son écriture, ne sont-elles pas d’une certaine manière des questions qui concernent l’éthique, la politique et la rhétorique de manière fondamentale ? Encore faut-il déterminer selon quelles figures l’acte de toucher doit ici chaque fois être entendu.
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Une figure du « toucher » pourrait désigner quelque chose de radicalement physique, physiologique (cfr Aristote qui considère l’acte de toucher, en tant qu’ouverture d’un corps à ce qui lui est extérieur, comme co-extensif au fait d’être vivant ; cfr également les spéculations de Freud sur l’origine de la vie dans « au-delà du principe de plaisir »), quelque chose de commun à tout être vivant (Aristote), quelque chose que tous les êtres vivants auraient en partage. Ce sens du toucher, en tant qu’ouverture à l’extérieur, serait à la fois la plus grande chance du vivant (pas de vie sans rapport à ce qui est autre, ne fût-ce que pour se nourrir, dit Aristote) et son plus grand danger, puisque trop toucher, être trop sensible, signe la mort du vivant. C’est à ce niveau purement physiologique que Derrida voit un embryon du sens de la « prudence » : pas de vie sans mesure dans le toucher. Pas de vie sans cette première loi : « toucher, mais pas trop. » Première loi de l’éthique, peut-être, inscrite au cœur de la vie même. La question « Comment toucher ? » trouverait du coup son origine dans l’origine de la vie même, serait l’embryon de l’éthique et serait partagée par tout ce qui est vivant. (« L’animal que donc je suis » de Derrida ainsi que « La fin de l’exception humaine » de Schaeffer entre autres, pourraient prolonger cette problématique)
A partir de là, d’autres figures du toucher peuvent être dégagées, plus abstraites : si de l’Antiquité à Husserl en passant par Kant le toucher a été considéré en général en philosophie comme « le sens le plus sûr car le plus immédiat » (trahissant par là selon Derrida un fantasme d’immédiateté fusionnelle, un désir de totalité signifiante etc, un « haptocentrisme »), Aristote pose au contraire qu’il serait erroné de déduire de la proximité du touché et du touchant une immédiateté entre les deux. Il fait intervenir au contraire chaque fois « une mince pellicule d’air ou d’eau » entre touchant et touché, qui fait de cette croyance en une immédiateté un leurre. Entre touchant et touché il y a au contraire une médiateté, une distance, un écart irréductibles. Ce « contact sans contact » inhérent à l’acte de toucher implique nécessairement que l’on ne touche que par figure, par fiction. Première émergence de la « fiction » ou façonnement du sens, intrinsèquement liée à la question de la finitude, de la perte du réel, du deuil. Le vivant touche par fictions de sens à ce qui lui est autre, et ce toucher, s’il le fait être en vie, le confronte également, mais dans la fiction, à ce qui borde sa vie.
((Cette émergence du sens au sein même de la question du toucher permet peut-être de questionner la pratique de la rhétorique depuis ce point de vue : si l’art de la rhétorique consiste à faire accepter pour évidemment vrai quelque chose qui ne l’était pas immédiatement pour le destinataire du message, peut-être tout se joue-t-il d’abord là, dans cette non-immédiateté ?))
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Ces deux exemples de figures du toucher, l’une physique et l’autre abstraite, ancrent donc la question « comment toucher ? » que l’on pourrait se poser à partir de l’écriture de Derrida, au creux des questions du vivant et de l’émergence du sens, avec tout ce que ces questions impliquent comme ouvertures dans les domaines notamment de l’esthétique, de la rhétorique, de l’anthropologie etc. Reste la question « pourquoi toucher ? ». Pourquoi ébranler, toucher au cœur, déconstruire, surtout l’œuvre d’un ami (J-L Nancy) ? Ici se mêlerait une réflexion sur la rhétorique (pourquoi produire, par le discours, un effet sur l’autre) et sur le politique (en partant de la question de l’amitié, cfr « Politiques de l’amitié »).
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Il me semble cependant et à première vue que si au départ ces questions peuvent être distinguées (pourquoi et comment toucher, analyse du contenu et de la forme du discours de Derrida), au final ce que l’écriture de Derrida obtient, c’est justement une indistinction des deux : l’acte de son écriture s’appliquerait en somme à n’inscrire que sa propre excription. L’inscription, l’émergence du sens au sein de son discours ne serait autre qu’une « certaine façon » (une style, une figure) de se rapporter à son dehors, d’où excription (selon le mot de J-L Nancy à propos de Bataille) et renvoi vers tout le dispositif et la scène de l’écriture. « Le toucher, J-L Nancy » ne serait ainsi pas un livre sur la ou les questions concernant le toucher, ni un livre à propos de J-L Nancy, mais plutôt la trace d’un acte éminemment complexe d’écriture qui ne prendrait son sens que dans une compréhension globale du dispositif ou de la scène ayant mené à son élaboration (rapport à l’ami, au « don sans don » à lui faire (e.a. la déconstruction de l’haptocentrisme dans la philosophie), à l’exigence impossible d’avoir à le toucher au cœur, avec tout ce que cela implique de danger et de chance, de là rapport à une certaine politique de l’amitié ici effectivement en acte, etc etc). Cette approche globale de l’écriture de Derrida serait une approche qui se nourrirait tout à la fois de la philosophie et de la rhétorique (ou linguistique pragmatique), mais les déborderait en abordant au final l’écriture de Derrida comme une écriture poétique : s’inventant elle-même en même temps qu’elle invente son sens et ses rapports à l’autre.

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